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Entretien du 9/09/09
Marc Lazar
Professeur à Sciences-Po Paris

La démocratie italienne connaît une période de puissantes tensions et de fortes contradictions

 Suite aux élections législatives d’avril 2008, Silvio Berlusconi est devenu pour la troisième fois Président du Conseil. En pleine crise économique et malgré les scandales à répétition, son parti du Peuple et de la liberté (né d’une fusion entre Forza italia et l’Alliance nationale) a remporté les élections provinciales et municipales. Sur quoi sont fondés la popularité et les succès électoraux du Cavaliere ?

Il y a quatre explications principales à cela. La première réside dans le rôle de leader de Silvio Berlusconi. Depuis 1994, il structure et domine la vie politique italienne. Je dirais qu’il obsède l’Italie et la divise. Cette domination se base sur un certain nombre d’attributs : son aspect un peu populiste qui est incontestable, son contrôle des médias, sa capacité à sentir le pouls d’une certaine opinion italienne, à asseoir son autorité et à flatter les Italiens. Ce leader à une popularité réelle auprès d’une bonne partie du pays même s’il est rejeté voir détesté par une autre.

Le deuxième point réside dans le fait que Silvio Berlusconi n’est plus seulement l’homme des médias et l’homme d’affaire que l’on connait – il y a d’ailleurs de ce point de vue, un réel conflit d’intérêt avec sa fonction de Président du Conseil – mais il est également devenu un véritable leader politique. En constituant le Parti du Peuple et de la Liberté il a démontré sa capacité à rassembler différentes sensibilités de la droite au sein d’une même formation qui lui est, pour le moment, dévouée corps et âme. Ce parti couvre un espace politique extraordinairement important qui va des confins de l’extrême droite au centre modéré.

Je dirais ensuite que Silvio Berlusconi a réussi à gagner ce que j’appelle "la bataille des valeurs". On parle depuis la fin des années 80 du déclin des idéologies, dans le sens où celles-ci ne sont plus aussi structurantes qu’auparavant et où il n’y a plus de corps de doctrine véritablement constitué. Pour autant, la vie publique ne s’organise pas seulement en fonction des intérêts des uns et des autres et la question des valeurs me semble encore très importante. Or, sur ce terrain, Silvio Berlusconi a remporté une victoire sur la gauche qui jusqu’à présent dominait culturellement le pays. Il a inversé cela avec une série de propositions, d’ailleurs souvent contradictoires : il est pour l’Europe mais flatte à la fois l’orgueil national, il a été pour le libéralisme et se présente aujourd’hui comme le grand protectionniste, il s’est présenté comme le "Margareth Thatcher italien" et se présente aujourd’hui quasiment comme un keynésien, il est en faveur de la tradition et des références chrétiennes mais en même temps toute sa vie privée le dément, il peut être vulgaire pour s’adresser à une partie de la population et essayer de séduire des électeurs plus modérés. Il s’agit là d’une série d’oxymores, de choses très contradictoires qui lui permettent de ratisser large et de remporter ainsi les élections mais c’est en revanche plus difficile de gouverner. Il en a fait l’expérience entre 2001 et 2006 (lors de son deuxième mandat en tant que Président du Conseil) et en fait sans doute à nouveau aujourd’hui l’expérience car lorsqu’on a mis autant de contraires ensemble, il est forcement difficile de prendre des décisions.

En dernier point je ferais référence au concept de bloc social d’Antonio Gramsci. Silvio Berlusconi a réussi à agréger derrière lui un bloc social composé là encore de groupes très différents. D’un côté on trouve une partie des petits entrepreneurs italiens, regroupant les professions libérales, les artisans, les commerçants, auxquels Silvio Berlusconi tient le discours de la modernité et de l’Europe. De l’autre côté il y a un électorat beaucoup plus populaire, surtout présent dans le Sud de l’Italie, qui a peur de la mondialisation, de l’Europe, de l’immigré, qui est peu politisé, qui se reconnait dans un Silvio Berlusconi qui ne respecte pas les règles du jeu politique et voit en lui le grand protecteur. Si vous ajoutez à ces deux groupes, les catholiques pratiquants – en tous cas jusqu’à ces derniers temps- vous avez un électorat populaire, très contradictoire, mais qui permet de ratisser très large.

S’agit-il là des recettes du berlusconisme ?

Oui, en partie. Il faudrait également ajouter à cela l’évolution vers ce qu’on appelle la "démocratie de l’opinion", avec le rôle de la communication directe ou de la télévision. On peut d’ailleurs constater qu’il ne s’agit pas là d’une spécificité italienne, comme j’en avais fait l’hypothèse il ya quelques années. Même s’il y a des différences notables, on peut à mon sens faire un rapprochement avec Nicolas Sarkozy, y compris du point de vue du leadership, de la constitution d’un parti unique du centre droit, de l’hégémonie des valeurs et de la volonté de constituer un bloc social.

Quelles pourraient être les conséquences juridiques, institutionnelles et politiques de la révélation des scandales autour de la vie privée de Silvio Berlusconi ?

Il n’y a pas pour le moment de conséquence institutionnelle ou juridique possibles. Il n’y a pas de procédure d’"impeachment" à l’américaine, ni de mesure constitutionnelle qui pourraient être prises contre lui. En revanche toutes ces révélations ont incontestablement touché et affaibli un Silvio Berlusconi qui ces derniers jours a eu tendance à se radicaliser. La bête est touchée si j’ose dire, mais elle n’est pas morte. C’est un homme qui a une capacité de rebond phénoménale, surtout lorsqu’il est en difficulté. Il y a malgré tout deux nouveautés dans l’épisode actuel. Bien qu’il ait résisté aux révélations et qu’il jouisse encore d’une forte popularité, il se retrouve dans une position très délicate par rapport à l’Eglise, ce qui constitue un fait essentiel en Italie. Il y a avait jusqu’à présent une forme de convergence entre l’Eglise, la Conférence épiscopale italienne, le centre droit et Silvio Berlusconi en personne. L’Eglise fermait les yeux sur un certain nombre de choses concernant Silvio Berlusconi car parallèlement il se proposait d’être en quelque sorte le parangon de la tradition chrétienne en Italie, ce qui satisfaisait beaucoup une Eglise soucieuse de s’imposer dans le débat public en Italie. Or, les révélations récentes ont entrainé une condamnation ferme de la Conférence épiscopale italienne et ces derniers jours les tensions sont montées d’un cran avec des polémiques très dures à l’égard de proche de Silvio Berlusconi [1]. L’affaire est aujourd’hui très importante car une fissure s’est établie entre Berlusconi et l’Eglise, qui pourrait aboutir à une fracture. On voit d’ailleurs dans les sondages qu’une partie des électeurs catholiques pratiquants de Silvio Berlusconi exprime aujourd’hui des doutes et n’est pas allé voter lors des élections provinciales et municipales, ce qui explique que le deuxième tour a été beaucoup moins glorieux que ne l’avait pensé le Président du Conseil.

Les conséquences de ces affaires se font également ressentir au niveau européen. Une partie de capitales européennes commence en effet à se poser des questions sur la fiabilité et la crédibilité de Silvio Berlusconi, bien que la place fondamentale de l’Italie au sein de l’UE ne soit pas remise en question et qu’il ne soit pas question de stigmatiser ou de marginaliser ce pays dont j’ajouterais que la diplomatie fait preuve d’une très efficacité d’une très grande compétence. Ces mêmes interrogations se posent au sein de l’opinion publique. La presse britannique a été par exemple extraordinairement critique vis-à-vis de Silvio Berlusconi. Compte tenu de leur conception de la démocratie, les Britanniques sont de plus en plus scandalisés par un homme qui a un conflit d’intérêt entre ses affaires privées et ses responsabilités publiques, qui s’affranchit des loi, dont ont révèle des affaires sur sa vie privée qui mettraient en difficulté n’importe quel autre responsable politique en Grande-Bretagne, et enfin d’un homme qui menace aujourd’hui de s’attaquer à la presse nationale et internationale [2]. Sans être, selon moi, en péril, la démocratie italienne connaît actuellement une période intense de puissantes tensions et de fortes contradictions.

L’Italie a été l’un des premiers pays de l’UE à entrer en récession et compte parmi ceux qui subissent le plus durement les effets de la crise. Comment l’expliquez-vous ?

L’Italie est incontestablement touchée par la crise mais elle garde un commerce extérieur actif et ses entreprises font toujours preuve d’un grand dynamisme. Ses banques ont de plus été moins touchées que les autres banques, ce qui s’explique en partie par le fait qu’elles soient plus "archaïques" et moins impliquées dans les processus mondiaux de financiarisation de l’économie. L’Italie est toutefois dans une mauvais conjoncture : les prévisions économiques sont noires, le déficit et la dette publique sont de nouveau très élevés, le chômage croît et les inégalités s’accentuent. C’est un pays à la dérive de ce point de vue là et cela révèle des faiblesses à la fois considérables et traditionnelles. L’absence de grands groupes économiques et industriels a par exemple l toujours été l’une des caractéristiques de l’économie italienne et c’est aujourd’hui un élément de souffrance. Le pays accorde très peu d’importance et de dépenses publiques et privées en matière de recherche et de développement, ce qui devient catastrophique au vu du retard considérable accumulé. L’Italie fait donc aujourd’hui figure d’"enfant malade de l’Europe", comme a pu l’écrire The Economist, mais attention car l’histoire nous enseigne que l’Italie a toujours eu une capacité de rebond extraordinaire. C’est le propre de ce pays d’avoir connu des mutations prodigieuses depuis le début de la Seconde Guerre mondiale. Je rappelle qu’en 1945, c’est un pays moins industrialisé que la Pologne et qu’il est devenu l’une des plus grandes puissances économiques européenne et internationale.

Est-ce que l’Italie va avoir cette capacité de rebond une nouvelle fois ? Cette question qui est ouverte mais cela supposerait avant tout que l’Italie résolve un cycle historique. Du lendemain de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à des années récentes, l’Italie avait un Etat relativement faible et une société civile particulièrement dynamique, dont on laissait libre court à son dynamisme y compris dans ses excès les plus forts – par exemple dans le domaine de l’urbanisme - ce qui permettait un développement fondé sur les petites entreprises. Or, nous savons que l’économie du XXIème siècle suppose l’articulation étroite entre une société civile dynamique et un Etat régulateur et initiateur. Il s’agit là, je crois, de la grande leçon de ces dernières années. Pour tout ce qui concerne par exemple l’économie de la connaissance, la recherche, l’économie verte – dont on sait qu’il y a là des gisements d’emplois considérables – il ne faut pas simplement se fier à la société civile ou aux entreprises privées mais combiner cela à une action publique raisonnée, moderne, évaluée. Le problème majeur de l’Italie est justement qu’elle n’arrive pas aujourd’hui à définir ce nouveau modèle.

Les disparités Nord-Sud sont enfin considérables. Elles pèsent également dans le développement économique du pays et expliquent ses faiblesses actuelles. L’Italie d’aujourd’hui n’est plus simplement le pays qui oppose un Nord développé à un Sud pauvre, mais il y a beaucoup plus de nuances qu’auparavant. On distingue même parfois trois Italie : celle du Nord-Ouest autour de l’axe Turin-Gênes, celle du Sud, et celle composée par l’Italie centrale (L’Émilie-Romagne, la Toscane, les Marches, l’Ombrie) et l’Italie du Nord-Est (la Vénétie) fondée sur ces fameuses petites entreprises, exportant dans le monde entier et à la créativité et au dynamisme phénoménal. Malgré certaines évolutions et certains secteurs en croissance dans le Sud, l’Italie n’a pas réglé son problème méridional et c’est la dans cette région que l’on trouve le plus fort taux de chômage, le plus haut niveau de dépendance de l’Etat, le développement le plus fort de criminalité organisée, où l’on constate également une reprise des migrations du Sud vers le Nord, ce que l’on n’avait pas vu depuis très longtemps. Si vous regardez les statistiques et si vous coupez le pays au sud de Florence, comme le souhaite d’ailleurs certains dirigeants de la Ligue du Nord, il est vrai que cette partie Nord de l’Italie est l’une des plus riches de toute l’Union européenne.

Après l’échec du gouvernement de coalition de Romano Prodi début 2008, la gauche italienne semblait capable de renouveau sous l’impulsion de Walter Veltroni à la tête du Parti démocrate, mais un nouveau revers électoral a entrainé la démission de celui-ci en février 2009. Comment expliquer ces difficultés de la gauche italienne à s’organiser, à se trouver un leader et à reconquérir l’électorat ?

C’est une question fondamentale car elle est à l’origine d’un déséquilibre dans la démocratie italienne. Cette gauche italienne, qui a souvent été considérée en France comme une gauche séduisante, intelligente et inventive, notamment à l’époque du Parti communiste italien, vit aujourd’hui une situation difficile. Elle a innové de manière spectaculaire et est allé très loin dans ses révisions idéologiques. Elle a proposé d’aller au-delà des frontières classiques de la gauche en s’alliant à une partie du centre, ce qui est à l’origine du Parti démocratique. C’est elle qui a inventé ce fameux système des primaires dont le PS français s’inspire beaucoup. Mais tout comme le reste de la gauche européenne, elle souffre de faiblesses structurelles.

Il y a d’une part un problème de leadership. La gauche italienne – ou plutôt le centre gauche comme on l’appelle en Italie - ne parvient pas à faire émerger un leader, notamment face au défi berlusconien. Elle a eu Romano Prodi, qui était en tous points l’anti-Berlusconi, et qui a gagné deux fois les élections. Walter Veltroni n’a quant à lui pas réussi à s’imposer.

La gauche italienne vit d’autre part une crise de projet. Contrairement à la droite, elle a du mal à donner une impulsion, à définir ce qu’elle veut faire. Elle est de plus très souvent dans l’anti-berlusconisme et se positionne toujours sur la défensive, sans parvenir à élaborer un "pro centre-gauche". Rassemblant des forces très disparates - des anciens communistes et des anciens démocrates-chrétiens-, elle a beaucoup de mal à affirmer une identité claire et nette sur beaucoup de questions économiques, culturelles ou sociétales.

Elle souffre enfin d’un déficit sociologique de plus en plus grave. Le centre-gauche en Italie ou du moins le Parti démocratique, correspond géographiquement à l’Italie centrale, c’est-à-dire aux anciennes zones de force du Parti communiste italien, et se rétracte un peu comme une peau de chagrin. Comme dans beaucoup d’autres pays européens, cette gauche a perdu le contact avec les couches populaires et avec le monde ouvrier, complètement déstructuré par les transformations postindustrielles et qui est aujourd’hui tenté par l’abstention ou vote pour des partis populistes comme la Ligue du Nord. Elle n’arrive pas à s’adresser aux salariés du secteur privé, aux jeunes ou aux précaires et par conséquent se focalise sur des fonctionnaires, cinquantenaires, habitants les grandes villes, soit un électorat extrêmement limité.

Cette gauche italienne n’est toutefois pas passive. Elle essaie de répondre aux attentes de la société, mais pour le moment n’arrive pas à vaincre.

Après une longue période de la vie politique italienne marquée par l’instabilité gouvernementale, se dirige-t-on vers le bipartisme ?

Je pense qu’il y a en effet une tendance au bipartisme dans le sens où le Parti démocratique et la Parti du peuple de la liberté (PDL) dominent la vie politique depuis 2008. C’est un bipartisme qui cependant à deux caractéristiques : il est déséquilibré et imparfait. Il est pour l’instant déséquilibré au profit du PDL, qui a largement remporté les élections législatives de 2008, même si cela à été légèrement contrebalancé par certains résultats aux élections municipales. C’est un bipartisme imparfait, car il suscite évidemment des résistances, et ce d’autant plus que la diversité politique et culturelle du pays ainsi que le mode scrutin proportionnel créent une multitude de formations. Du côté du centre droit, la Ligue du Nord qui est un allié du PDL mais n’entend absolument pas rejoindre le parti créé par Berlusconi, fait tout pour empêcher le bipartisme. Du côté du centre gauche, le parti de l’ancien juge Di Pietro, l’Italie des valeurs, connait des progressions spectaculaires depuis quelques temps. Il constitue une sorte de flan gauche, protestataire, parfois un peu populiste et rassemble des gens qui estiment que le Parti démocratique n’est pas assez engagé ou pas assez incisif dans l’anti-berlusconisme. Il faut par ailleurs noter que depuis les élections législatives d’avril 2008, il n’y a plus de représentants communistes au sein du Parlement – ni d’ailleurs de fascistes -, ce qui a constitué un événement historique si l’on considère le poids qu’a eu le Parti communiste italien dans le paysage politique national et européen.

Comment qualifieriez-vous le programme de la Ligue du Nord dont la forte progression a marqué les derniers scrutins ?

C’est un programme de plus en plus populiste, extrémiste, xénophobe et protestataire, ce qui compte tenu des succès électoraux de la Ligue du Nord, a quelque chose de préoccupant pour l’Italie. Ceci l’est d’autant plus que ce parti a comme base fondamentale l’Italie du Nord soit la partie la plus riche et la plus dynamique du pays. La Ligue est plus particulièrement implantée dans les petites et moyennes communes, où l’on trouve justement ces petites entreprises qui créent le dynamisme de cette région à travers ce que l’on appelle en Italie "l’économie diffuse", c’est-à-dire répartie sur tout le territoire. Avec une entreprise pour 7 habitants dans le Nord-est de la péninsule, il s’agit d’une des plus fortes concentrations économiques de toute l’UE.

Le vote en faveur de la Ligue du Nord est l’expression d’une protestation, d’un malaise très fort et ce parti prend des positions de plus en plus dures car cela lui réussit électoralement. Je ne crois pas que l’on puisse pour autant parler de fascisme car la société italienne ne réclame ni de l’autorité, ni un Duce, ni la fin de la démocratie, mais c’est incontestablement l’expression d’une peur, d’un repli réel dans un pays qui s’inquiète beaucoup pour son avenir.

Je crois en même temps qu’il faut distinguer deux niveaux pour nuancer un peu l’analyse : celui des déclarations et des actes au niveau national, et celui de la réalité du terrain. Il y a de la part des membres et des ministres de la Ligue du Nord une expression publique véhémente, ostentatoire et agressive, qui parfois se traduit en actes comme ceux du Ministre de l’Intérieur Roberto Maroni en matière d’immigration, ou du Maire de Trévise qui a fait dévisser les bancs publics pour ne pas que les immigrés s’assoient dessus. On peut également mentionner les déclarations scandaleuses d’un responsable de la Ligue du Nord à Milan concernant la création dans les métros de compartiments spéciaux pour immigrés. Parallèlement à cela, lorsque vous regardez le travail qui est effectué dans ces petites communes où la Ligue est dominante, vous constatez qu’il existe parfois un effort pour favoriser l’insertion des immigrés car cela correspond à un besoin des entreprises qui font le dynamisme de la région. Dans le Nord de l’Italie qui connait le plein emploi, le patronat et les chefs d’entreprises ont besoin de cette main d’œuvre, surtout dans un pays qui connait une crise démographique absolument spectaculaire, avec le plus faible taux de natalité de l’UE. Concernant à nouveau le programme de la Ligue, son leader, Umberto Bossi, relance aujourd’hui un thème qui était auparavant au centre de son discours avant d’être abandonné, à savoir l’attaque contre le drapeau italien, contre l’Italie du Sud, contre l’histoire du pays et, notamment, le Risorgimento, soit le processus historique d’unification italienne au XIXème siècle. Il y a eu face à ces attaques de fortes réactions d’affirmation de l’identité italienne. En relançant aujourd’hui ce thème, la Ligue du Nord cherche à atteindre plusieurs objectifs. Il s’agit d’une part de consolider son influence dans le Nord de l’Italie et de flatter l’orgueil de l’électorat de cette région qui, en pleine crise économique, s’inquiète de ce Sud vécu comme un boulet. Cela permet d’autre part à la Ligue du Nord de bien se distinguer du PDL. Rappelons que celui-ci est constitué autour de Forza Italia, dont le nom est assez évocateur, et de l’ancien parti fasciste de Gianfranco Fini, l’Alliance nationale, qui est également très attaché à l’unité nationale. Sur ce point, l’habileté de la Ligue du Nord est donc d’affirmer sa différence et de mettre en difficulté Silvio Berlusconi. Cela relève à mon sens avant tout du jeu politique mais je ne pense pas que cela touche véritablement le cœur de l’opinion publique italienne même si celle-ci tente aujourd’hui de répondre à une question historique, à savoir : qui sommes nous en tant qu’Italiens ? Et ce dans un contexte de sensibilité nationale à fleur de peau.

La Ligue du Nord compte 4 ministres au sein du gouvernement Berlusconi. Comment analyser son influence sur le Parti de la liberté et sur la politique gouvernementale ?

Son influence est considérable. La Ligue est un allié décisif pour la majorité parlementaire et Silvio Berlusconi paye un compte très cher à cette alliance. Cela s’illustre en particulier sur les questions de l’immigration avec la politique extrêmement dure du Ministre de l’Intérieur, Roberto Maroni, que Silvio Berlusconi appuie mais qui n’est pas sans engendrer des tensions notamment avec ses partenaires européens. Le Président du Conseil a en effet récemment indiqué qu’il n’accepterait plus les critiques à l’égard de la politique de son gouvernement, ouvrant ainsi une crise avec l’Union européenne. Sur les questions européennes, la Ligue du Nord, qui, au début des années 90 était favorable à l’intégration, est à présent très critique à l’égard de l’Europe et plus spécifiquement de sa bureaucratie, contraignant ainsi Silvio Berlusconi à des exercices de contorsion entre ses déclarations pro-européennes et la réalité de son gouvernement. On peut mesurer cette influence dans d’autres domaines comme celui de l’éducation, où la Ligue du Nord exige à présent l’enseignement des dialectes. Au total, ce parti est en train de présenter une addition très salée au Président du Conseil et parvient à imposer un certain nombre de thèmes à l’agenda politique. En soulevant chaque fois une nouvelle polémique, la Ligue du Nord oblige tout le monde à se déterminer par rapport à ses prises de positions et affirme ainsi son dynamisme.

Outre les 4 ministres de la Ligue du Nord, il ne faut pas oublier un homme fort du gouvernement : le Ministre de l’Economie et des finances, Gulio Tremonti, qui occupe un ministère extrêmement puissant et qui est l’homme de l’alliance avec la Ligue du Nord. La Ligue exerce donc une pression également considérable en matière économique et financière. La Ligue profite de plus de l’affaiblissement de Berlusconi. Elle le défend contre les accusations liées à sa vie privée afin de pouvoir poser de nouvelles exigences.

Le traitement de la question de l’immigration par le gouvernement italien et l’adoption de mesures très radicales concernant non seulement l’immigration clandestine mais aussi l’immigration en provenance des Etats membres de l’UE (dont la Roumanie) avec le "Paquet sécurité" ("Pacchetto Sicurezza"), vous inquiètent-ils ? Peut-on parler de dérive xénophobe ? C’est bien entendu inquiétant de voir ce type de politique de la part d’un grand pays de l’Union européenne et ce d’autant plus qu’elle reçoit un grand assentiment populaire. Il y a également un consensus très large au sein de la Ligue du Nord et du PDL. Seule une voix discordante s’est faite entendre au sein du PDL, celle du Président de la Chambre des députés, Gianfranco Fini, qui essaie ainsi de jouer la carte de l’homme de droite, responsable et modéré.

On peut en effet parler d’une dérive xénophobe de la part de la politique du gouvernement. Est-ce que cela veut dire pour autant, comme l’écrivait récemment Bertrand Badie dans La Croix, que ce pays est en train de basculer dans le racisme et de renouer avec ses vieux démons ? Je resterais plus prudent à cet égard. Encore une fois, du point de vue de l’expression publique il y a clairement une dérive xenophobe. Vous trouvez également des propos tenus dans la rue ou dans la presse qui sont très choquants. Je me rappelle d’un quotidien gratuit diffusé largement à Rome et qui faisait sa Une sur "l’invasion étrangère". Un tel titre serait non seulement inconcevable en France mais soulèverait un immense tollé, or il n’y a eu aucune réaction en Italie. Il y a toutefois un écart entre toutes ces déclarations et la réalité de l’insertion de l’immigration qui est considérable.

Mais il y a parallèlement à cela des formes de réelle intégration, comme dans l’Italie du Nord, et un grand nombre d’actions de solidarité de la part d’une société qui est loin d’être inactive à cet égard. Je pense notamment aux associations catholiques qui sont extraordinairement présentes sur le terrain pour favoriser l’intégration des immigrés. Il faut également noter la formidable progression des mariages mixtes qui sont passés d’à peine 3% il y a quelques années à 14% aujourd’hui, ce qui constitue à mon sens la preuve de l’intégration la plus symbolique.

L’Italie est passée en peu de temps d’un pays d’émigrés à une terre d’immigration, ce qui a constitué un choc migratoire réel et a beaucoup déstabilisé la société italienne. Ce qui est le plus stupéfiant, c’est l’incapacité d’anticipation des responsables politiques face à cet énorme problème d’immigration auquel le pays est confronté. La droite a fait campagne sur le thème de l’insécurité et de la répression, en entretenant de plus l’idée très diffusée chez les Italiens que ces immigrés repartiront chez eux. La gauche défend des idéaux nobles de justice et d’accueil, tandis que les industriels réclament de l’immigration car ils ont besoin de main d’œuvre. C’est une politique à courte vue qui est conduite alors que des questions d’intégration politique, de diversité sociale et culturelle ou de mobilité sociale vont se poser. Ces immigrés ne resteront pas en effet cantonnés aux tâches d’exécution que les Italiens veulent bien leur concéder ou aux métiers les plus difficiles qu’ils ne veulent plus faire.

Votre dernier ouvrage traite des mutations de l’Italie contemporaine. Après la période fasciste, l’instauration de la République et "les années de plomb", quel diagnostic portez-vous sur la société italienne en 2009 ?

C’est une société à la dérive, une société malade, qui a peur des mutations, peur de l’autre, peur des jeunes. C’est également une société vieillie et ridée comme aucune autre en Europe, où les inégalités sont très prononcées. C’est une société qui ne fait pas confiance en sa jeunesse qui est désespérée et en grande situation de précarité, entraînant une nouvelle fuite des cerveaux. Dans ce contexte il y a une immense tentation au repli et à la xénophobie ou au racisme. Le gouvernement actuel entretient une sorte d’illusion que tout va bien en Italie, il nie la réalité de la crise que traverse le pays et l’ampleur des défis qui se présentent à lui. Le discours de Berlusconi est à ce titre tout à fait lénifiant mais plait tant à toute une partie de l’Italie. Certaines voix s’élèvent pour souligner la gravité de la situation et faire prendre conscience au pays de la nécessité de changer, mais elles sont peu écoutées. L’Italie est en outre un pays qui s’enivre de sa douceur de vivre et les Italiens sont persuadés de pouvoir s’en sortir grâce au fameux système de combine ou de débrouille individuelle. C’est enfin une société dont les comportements et les pratiques sont déformés par la télévision berlusconienne, ce qui est très bien dénoncé un film qui va sortir en Italie, intitulé Vidéocratie.

Le tableau n’est pourtant pas totalement désespérant car la société italienne est très contradictoire. Paradoxalement aux tentations de repli, il y a dans la société italienne des formes de générosité, une solidarité, une importante vie associative, une volonté de participer à la vie politique, une capacité de mobilisation. C’est un pays qui a encore des capacités de sociabilité très fortes et qui a surtout d’immenses talents à tous les niveaux et dans toutes les générations. C’est un pays qui je le répète, a toujours connu des moments difficiles mais qui a toujours eu cette capacité de rebonds grâce à son dynamisme.

Pour résumer je dirais que c’est une société tiraillée entre les deux pôles que je viens de décrire. La pire erreur serait de ne prendre en compte qu’un aspect de cette société. C’est tout l’enjeu du futur de l’Italie que de savoir quelle tendance va l’emporter. L’Italie nous présente une sorte d’épure des contradictions de notre société et c’est en ce sens là un pays particulièrement intéressant.


 

Informations sur Marc Lazar
Marc Lazar est Professeur des universités en histoire et sociologie politique à Sciences Po et à l’Université Luiss de Rome. Il est Directeur du Groupe de recherches pluridisciplinaires sur l’Italie contemporaine au CERI. Marc Lazar est l’auteur de nombreux ouvrage sur l’Italie, dont récemment :
L’Italie contemporaine, de 1945 à nos jours, Fayard, mai 2009
L’Italie sur le fil du rasoir - Changements et continuités de l’Italie contemporaine, Perrin, janvier 2009
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